Redonner le pouvoir décisionnel en soins de santé aux régions : une entrevue avec la Dre Ruth Vander Stelt
Greg Newing
À la suite de l'annonce du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, le 15 juin dernier, d’effectuer un virage vers la décentralisation des soins de santé dans la province, le Bulletin a joint la Dre Ruth Vander Stelt, médecin du Pontiac, afin d'obtenir ses commentaires sur certains des problèmes et des défis occasionnés par la centralisation excessive dans l'Outaouais au cours des dernières années, ainsi que ses réflexions sur l’avenir.
La Dre Vander Stelt habite à Aylmer et pratique la médecine dans le Pontiac depuis 1995. Elle est l'ancienne présidente de l'Association médicale du Québec et l'actuelle secrétaire du conseil d'administration du Regroupement québécois de médecins pour la décentralisation du système de santé (RMQDSS), un réseau provincial de 840 médecins qui font la promotion de la décentralisation des soins de santé au Québec. Pratiquant actuellement au CLSC de Quyon et à la salle d’urgence de l'hôpital du Pontiac à Shawville, la Dre Vander Stelt a une expérience directe des effets de la centralisation excessive sur les établissements médicaux des régions rurales de la province.
Les effets de la centralisation en Outaouais
Depuis l'entrée en vigueur de la Loi 10, en 2015, qui a entraîné la fusion des centres de santé et de services sociaux de la province, ramenant leur nombre d’environ 180 à 34, la Dre Vander Stelt a déclaré que les médecins, les infirmières, les techniciens et les autres intervenants du système de santé ont été à même de constater les effets négatifs d’une centralisation excessive.
Elle a expliqué qu'avant 2015, un hôpital individuel et une région étaient en mesure de gérer leur personnel, leur budget, leur recrutement et la prestation d'autres services par l'intermédiaire de leur propre conseil d'administration, de leur directeur général et des directeurs de tous les services du Pontiac. Cependant, à la suite du virage vers une plus grande centralisation il y a sept ans, tous les pouvoirs décisionnels locaux ont été transférés à des organes centralisés, souvent situés dans les grands centres urbains. Cela a conduit à diverses formes de paralysie institutionnelle et de mauvaise gestion au niveau local en dehors des grands centres urbains.
Fermeture de services de santé
Selon la Dre Vander Stelt, l'une des conséquences de ce changement sur les soins de santé en Outaouais a été la fermeture de services de santé auparavant offerts à l'hôpital de Shawville. L'unité d'obstétrique de l'hôpital a fermé définitivement en 2020 après plus d'une douzaine de fermetures temporaires, tout comme les services d'ergothérapie après la fusion. Sans unité d'obstétrique, les femmes du Pontiac doivent se rendre en voiture en Ontario ou à Gatineau pour accoucher, ce qui risque de se produire dans les voitures et les ambulances si elles n’arrivent pas à temps. En l’absence d’un service d'ergothérapie, les patients victimes d'un accident vasculaire cérébral et les autres personnes qui ont besoin de services d'ergothérapie et de physiothérapie doivent se rendre en ville pour recevoir des soins, ou attendre qu'un fournisseur de soins de santé se rende à l'hôpital. Toutefois, ces visites sont peu fréquentes.
Selon la Dre Vander Stelt, la centralisation excessive a eu pour effet de créer des « déserts » de soins de santé dans la province. « Le Pontiac est devenu un désert. C'est un désert d'ergothérapie; c'est un désert de maternité; c'est un désert de physiothérapie à l'occasion; c'est un désert de pharmacie parce que nous n'avons pas de pharmacien hospitalier régulier. De nombreuses régions du Québec sont en train de devenir des déserts ».
Diminution de la qualité des soins
Les fusions de 2015 ont également entraîné d'autres difficultés pour l'hôpital du Pontiac, comme le remplacement du directeur des services professionnels par un gestionnaire basé à Gatineau, ce qui a rendu difficile de répondre rapidement aux besoins locaux, et le remplacement du pharmacien attitré de l'hôpital par un service de pharmacie auquel contribuent différents pharmaciens de l'extérieur de la région qui visitent l'hôpital. Elle a expliqué que ce manque de continuité représente un problème important pour l'hôpital. « Nous avions un pharmacien à l'hôpital et maintenant nous avons un service de pharmacie. Il y a un manque de continuité, ce qui rend la gestion sur le terrain plus difficile ».
Dans les régions rurales, de nombreux patients sont désormais contraints de parcourir de longues distances afin de recevoir des traitements essentiels. La Dre Vander Stelt a fait remarquer qu'il s'agit souvent des patients les plus malades pour qui les déplacements sont très difficiles. Certains patients atteints de cancer qui ont besoin de chimiothérapie dans le Pontiac ainsi que dans d'autres régions rurales de l'Outaouais comme Wakefield et Maniwaki doivent présentement se rendre à Gatineau pour être traités.
Un autre défi découlant de la centralisation auquel sont confrontés les établissements de soins de santé à l'extérieur des centres urbains du Québec est l'absence de toute structure officielle de communication et de coordination entre les médecins. La Dre Vander Stelt a souligné qu'à l'heure actuelle, dans n’importe lequel des 34 établissements de soins de santé du Québec, seuls les chefs de chaque département peuvent se parler de façon officielle, et ces chefs de département ne sont présents que dans les grands centres. Dans les plus petits centres, il n'existe aucun organe ou structure officielle permettant aux médecins de communiquer entre eux et de prendre des décisions concernant les besoins locaux.
« Dans les petits centres, les médecins ne peuvent pas s'asseoir autour d'une table et se parler sur une base officielle, car il n'existe tout simplement pas d'organe pour cela; il n'y a pas de gouvernance », a déclaré la Dre Vander Stelt. « Même s'ils voulaient faire quelque chose de différent, comme réparer l'unité d'obstétrique ou améliorer l'assurance qualité, ils devraient plaider leur cause auprès de la Ville car ils n'ont pas de pouvoir décisionnel. À toutes fins pratiques, ce que nous avons dans les établissements qui sont périphériques aux grands centres est une forme de gestion de couloir ».
« Pénurie de personnel » et pouvoir décisionnel local
Bien qu'il existe un besoin reconnu d'améliorer les services de santé dans le Pontiac, les autorités sanitaires centrales ont invoqué une « pénurie de personnel » pour expliquer pourquoi des services comme l'unité d'obstétrique ne peuvent pas être rouverts. Interrogée sur le lien entre le manque de personnel et la prestation de services comme l'obstétrique dans les régions rurales, la Dre Vander Stelt a expliqué que bien qu'il soit vrai que de nombreux professionnels de la santé qui vivent dans le Pontiac choisissent de travailler en Ontario, si des établissements locaux comme l'hôpital du Pontiac avaient des pouvoirs décisionnels de base, ils seraient en mesure d’élaborer des programmes pour maintenir en poste les praticiens locaux.
« Dans le Pontiac, nous sommes tout près des hôpitaux de Renfrew et de Pembroke, alors nous perdons notre personnel au profit de ces hôpitaux, où les salaires sont bien meilleurs. Les infirmières aiment vivre dans le Pontiac, mais elles travaillent en fait en Ontario. Ce dont nous avons besoin – et si nous avions une gouvernance locale, nous pourrions en décider par nous-mêmes – c'est d'un programme de maintien en poste dans le cadre duquel les infirmières peuvent être rémunérées davantage pour compenser le fait que les salaires de l'autre côté sont meilleurs. Nous avons besoin d'un tel programme, mais personne ne peut se battre pour l’obtenir car il n'y a pas de gestionnaires locaux ».
La fermeture de l'unité d'obstétrique de l'hôpital de Shawville est considérée par la Dre Vander Stelt comme une situation typique causée par une centralisation excessive. Elle dit qu'avec un tant soit peu de gestion locale, l'hôpital de Shawville aurait très bien pu garder l'unité d'obstétrique ouverte.
Annonce du rapport Savoie
Le ministère de la Santé et des Services sociaux a reconnu que la centralisation excessive était allée trop loin en 2015. À la suite de la publication récente d'un rapport gouvernemental connu sous le nom de « rapport Savoie », lequel met en lumière certains des effets négatifs de la centralisation excessive au cours des dernières années, le ministère de la Santé et des Services sociaux a annoncé publiquement son intention de prendre des mesures pour résoudre les problèmes créés. Selon une annonce faite par le ministre de la Santé Christian Dubé à la suite de la publication du rapport le 15 juin, les efforts de décentralisation du gouvernement comprendront la création de plusieurs centaines de nouveaux postes de cadres intermédiaires sur le terrain afin d'aider les professionnels de la santé à servir les populations locales. En outre, le gouvernement s'est engagé à consacrer un budget récurrent de 40 millions de dollars à la décentralisation des soins de santé dans la région.
Bien que l’annonce publique des intentions de décentralisation puisse être considérée comme un développement bienvenu pour ceux qui sont confrontés aux problèmes susmentionnés, la Dre Vander Stelt a expliqué que, du point de vue du RMQDSS, l’ajout de nouveaux postes de cadres intermédiaires n’est pas une voie viable vers la décentralisation. En effet, le plan ne transfère pas les pouvoirs décisionnels aux établissements de santé locaux, mais crée plutôt davantage de postes de gestion qui relèvent d’une autorité sanitaire centralisée. Pour cette raison, la Dre Vander Stelt considère que la décision actuelle du ministère est une déconcentration du processus décisionnel centralisé plutôt qu’une véritable décentralisation qui impliquerait le transfert de certains pouvoirs décisionnels aux établissements de santé locaux.
La Dre Vander Stelt a expliqué que, bien que le gouvernement n'ait pas encore donné de réponse précise et concrète aux propositions de décentralisation présentées par le RMQDSS au ministère de la Santé et des Services sociaux plus tôt cette année, l’organisme est mobilisé pour collaborer avec le ministère advenant qu’il décide de prendre des mesures en vue d’une plus grande décentralisation. « Nous sommes impatients de collaborer avec le ministère sur la décentralisation. Nous pensons que la décentralisation est la voir de l'avenir et nous sommes prêts à travailler avec le ministère à cet égard ».
Interrogée quant aux perspectives d'avenir, la Dre Vander Stelt a souligné l'émergence d'un nombre croissant d'initiatives populaires et de groupes de citoyens, tels que Patient Health Alliance, Action Santé Outaouais, le Comité de vigie des Collines et Pontiac Voice, pour promouvoir la décentralisation des soins de santé et l'accès aux services locaux dans la région de l'Outaouais et dans l’ensemble de la province.
« L'essentiel est qu'il y ait une participation citoyenne. Il est temps que les citoyens se mobilisent et fassent savoir aux gouvernements ce dont ils ont besoin, et où et comment ils veulent que leurs soins de santé soient dispensés ».
Trad. : MET