ÉDITORIAL
On voit courir après l’ombre tant de fous…
(La Fontaine)
Sérieusement ? Nous en sommes encore là ? J’avais cru rêver en entendant Steve McKinnon et Greg Fergus parler d’un pont en guise de sixième lien entre Ottawa et Gatineau. Mais, non, une partie du Conseil municipal de Gatineau y croit aussi. « C’est souvent du hasard que nait l’opinion/Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue ». Une sorte de mode donc?
Dans notre cas, ce serait en effet le hasard, la contingence de la vie et les croyances qui guident Mme Boudrias et ses acolytes dans leur support inconditionnel à un autre pont. « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ? ». On a la folie des grandeurs ;
on voudrait en plus un métro comme Ottawa, notre modèle : un système obsolète avant d’avoir été mis en fonction, qui va de panne en panne, après avoir coûté des milliards pour 13 misérables stations sur 6 km.
Or, il y a dix jours, deux chercheuses, expertes dans les enjeux liés au transport, se sont prononcées face au Conseil municipal : Catherine Morency (Polytechnique Montréal) et Fanny Tremblay-Racicot (ENAP). Leur jugement est sans appel : ouvrir un nouveau pont aux automobiles ne fera qu’inciter les gens à circuler avec. Au Québec, cela prend trois ans à une nouvelle infrastructure routière avant d’être à nouveau congestionnée.
À Gatineau, il y a déjà une voiture par permis de conduire ; le taux d’occupation des véhicules le matin à l’heure de pointe est de 1,2. Une personne par voiture ! Parallèlement, notre réseau routier n’est exploité qu’à 32 % et les banlieues à faible densité continuent de se développer selon le bon vouloir des promoteurs immobiliers. Il suffit de voir l’occupation des routes à l’ouest de la ville, chez nous. On continue de construire sur Vanier, alors que le chemin reste imperturbablement à une voie. « Chacun a son défaut où toujours il revient : honte ni peur n’y remédie ». Dur de changer. À croire que les gens qui construisent ou qui prennent les décisions n’y habitent pas. Ça, c’est de la vision — ou plutôt de l’aveuglement — à long terme ! « Chacun tourne en réalités, autant qu’il peut, ses propres songes : l’homme est de glace aux vérités ; il est de feu pour les mensonges ». Bref, plus de ponts, plus de voitures.
Cela ruine même toutes les politiques dites de mobilité active et le développement d’un véritable transport en commun peu cher, rapide, à l’empreinte environnementale faible (comme un métro aérien). À moins de n’autoriser que les transports en commun et vélos sur cette nouvelle voie… Ajoutée à plus de télétravail, à davantage de voies réservées au covoiturage (sur les Allumetières par exemple) ; à la gratuité des transports publics pour les jeunes et les étudiants (histoire de former une génération d’accros aux transports en commun), à la multiplication des primes à l’achat et des bornes de rechargement des véhicules électriques, alors cet arsenal de mesures pourraient éventuellement réussir.
Mais nous en sommes encore à discuter d’un sixième pont ! « Belle tête, […] mais de cervelle point/Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point ». Parfois, je me demande quels intérêts défendent vraiment ces seigneurs-là. Pensent-ils réellement à leur legs ? Pourront-ils dire : « Quand le moment viendra d’aller trouver les morts/J’aurais vécu sans [soucis], et mourrai sans remords » ?