ÉDITORIAL
« L’enfer, c’est les autres »
Lorsque l’image d’Aylan Kurdi (le petit enfant syrien que l’on a retrouvé noyé sur une plage turque) a défrayé la chronique il y a un mois, j’ai hésité : j’étais choqué, et une partie de moi désirait plus que tout hurler sa colère, mais je me suis raisonné. En effet, je suivais depuis longtemps par la presse écrite et la radio les pérégrinations des populations civiles du Proche-Orient et d’Afrique et n’ignorais pas leurs souffrances (malnutrition, maladies, naufrages, bombardement)… et leurs pertes quotidiennes. C’était loin d’être nouveau.
Pire : les médias, la classe politique au pouvoir, nous feignons tous l’amnésie. Rien qu’en 2014, 3 400 migrants sont morts dans la traversée de la Méditerranée et, parmi eux, combien d’enfants, de fratries, de familles entières? En avez-vous été choqué(e)? Les réfugiés syriens à eux seuls comptent plus de quatre millions de personnes, présentes dans au moins cinq pays de la région. Et c’est sans compter les réfugiés climatiques d’Asie ou les centaines de milliers de personnes qui risquent leur vie dans la fuite des divers conflits dans le monde.
D’ailleurs, pourquoi parler de migrants et non pas de réfugiés dans leur cas? Ne sont-ils pas « [des] personnes qui se trouvent hors du pays dont elles ont la nationalité ou dans lequel elles [ont leur] résidence habituelle, et qui, du fait de [leur] race, de [leur] religion, de [leur] nationalité, de [leur] appartenance à un groupe social déterminé ou de [leurs] opinions politiques [craignent] avec raison d’être persécutées et ne [peuvent] se réclamer de la protection de ce pays ou en raison de ladite crainte ne [peuvent] y retourner. » Le migrant, lui, est étymologiquement celui ou celle qui se déplace, qui entre dans un pays autre que le sien (« im-migrant ») ou qui sort de son propre pays (« é-migrant »). Tous ces êtres humains exercent, faut-il le rappeler, leur liberté (fondamentale) de se déplacer, de gré ou de force. « Migrant » est un terme générique et passe-partout, qui ne rend pas du tout compte de la variété des situations. Un terme politiquement correct, en somme.
Cependant, ce qui m’a intéressé dans cette situation est qu’elle va chercher quelque chose de profond en nous : on érige des murs, des lignes de barbelés, en même temps qu’on pleure sur le sort des réfugiés; on voudrait leur ouvrir la porte, mais pas trop… Nous sommes parcourus d’émotions, de pulsions contradictoires, lorsqu’il s’agit des migrants, de ces étrangers étranges. Nous avons peur. Parce que le migrant, c’est l’autre, celui que l’on ne connaît pas, duquel on doute, par ignorance de son identité, de sa culture, de ses intentions. Il est celui qui entre sur notre territoire, qui pourrait nous vouloir du mal, avec qui il faudrait partager les ressources, nous clame notre cerveau de Cro-Magnon. Il est celui que l’on préfèrerait voir mourir. Pour beaucoup, il est plus simple d’en rester là que de s’interroger sur les causes réelles de ces déplacements massifs de population.