ÉDITORIAL
Droit à l’avortement et liberté religieuse
Le débat est passionnant. Étant (aussi) citoyen canadien, je vais adopter la perspective canadienne, en tant que défenseurs de la liberté religieuse et en même temps du droit à avorter (donc du droit d’une femme à disposer de son corps). Parce qu’il faut le dire, notre constitution, la fameuse Charte des droits et libertés, qu’elle soit canadienne (et non signée par le Québec) ou québécoise, propose une vision pour le moins schizophrène.
Je dis cela, cependant, toujours en tant que Canadien, je reste persuadé que la situation des Américains et celle des Canadiens ne sont pas comparables… mais en même temps comparables. Pensez-y : les premiers vivent en république, au sein d’une fédération d’états avec un régime présidentiel ; nous, nous vivons dans une monarchie parlementaire, avec une confédération de provinces. Dans les deux cas toutefois, l’un des principes fondamentaux de la démocratie, c’est la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire). Or, comme le président des États-Unis, notre Premier ministre nomme les juges de la Cour suprême, le plus haut tribunal au pays ! C’est l’illustration flagrante de la collusion peu démocratique entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Comment s’étonner des dérapages que l’on voit aussi aujourd’hui aux États-Unis, où les partis sont beaucoup plus polarisés, avec le projet d’arrêt sur le droit à l’avortement ?
Vous me direz : « Mais ici, c’est pas les États-Unis, il y a un grand consensus politique autour de cette question », « La population ne remet pas du tout en cause ce droit fondamental des femmes ». Euh ! renseignez-vous sur les chiffres aux États-Unis : il n’y a pas un seul sondage qui montre une quelconque opinion majoritaire en faveur de l’abrogation du droit à l’avortement, qui signifie pourtant un retour cinquante ans en arrière ! Et si les partis politiques canadiens s’accordent pour réaffirmer leur position pro-choix (une trentaine de députés sont quand même pro-vie), ils se présentent tous aussi comme d’ardents défenseurs de la liberté religieuse. Cette même liberté religieuse, présente dès le préambule de la Constitution, qui consacre la prééminence de Dieu au-dessus de tous les autres droits. C’est la négation même de toute neutralité de l’état !
« Allô, Houston, nous avons un problème »… potentiel, puisqu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’une minorité religieuse (chrétienne, musulmane, hindouiste, juive ?) fasse pression auprès d’un parti politique pour qui la rectitude politique et le respect des droits individuels outrepassent les droits collectifs et la neutralité de l’état, ou se constitue en « partie civile » avec une requête auprès d’une cour suprême finalement assez politisée. En gros, nous devrions espérer que les futurs premiers ministres soient suffisamment progressistes et hypocrites pour faire fi du paradoxe de défendre un droit universel – celui pour une femme de choisir de garder son fœtus ou pas - contre un droit individuel — celui pour tout croyant d’évoluer dans une société conforme aux règles de sa religion.
Encore une fois, le débat social états-unien est l’illustration parfaite qu’un état démocratique moderne, progressiste, doit absolument donner la parole aux principales concernées d’abord, les femmes, et ensuite clairement se détacher de la religion, de toutes les religions, et considérer sa neutralité — donc celle de ses employés — comme une valeur cardinale. Sans cela nous risquons de nous faire face sous peu dans une contradiction insoluble pouvant mener à la régression et à l’obscurantisme.