ÉDITORIAL
Alter ego (1)
Première partie d’une série de deux éditoriaux à propos des amalgames largement répandus qui pourrissent les relations humaines et gâchent le climat social depuis trop longtemps. En ce moment, les débats tournent autour de l’immigration. Comme d’habitude, les événements se télescopent étrangement. Alors que le gouvernement Legault croit qu’il peut mettre à la poubelle 18 000 demandes d’immigration avec une simple déclaration et repartir à zéro avec un nouveau système de sélection des immigrants, qui permettrait de combler les besoins en main-d’œuvre qualifiée au Québec, on pleure la mort des sept enfants d’une famille d’immigrants syriens, modèle d’intégration, dont la communauté entière de Spryfield (Halifax), loue les qualités.
On a toujours peur de ce que l’on ne connaît pas, non ? C’est une règle qui s’applique à tellement de situations, quotidiennes ou exceptionnelles. Pensez-y quelques secondes. Pour revenir à la famille Barho, Ebraheim, le père, et Kawthar, la mère, étaient arrivés en Nouvelle-Écosse en septembre 2017, et avaient aménagé dans la maison détruite par les flammes. Ils étaient accompagnés de leurs six enfants : Ahmed (14 ans), Rola (12 ans), Mohamed (10 ans), Ghala (8 ans), Hala (4 ans), Rana (3 ans). Fin 2018, s’était ajouté le petit dernier : Abdullah (4 mois).
Une vague de sympathie sans précédent a traversé le Canada suite à cette tragédie, bien que cette famille ait été immigrante, et malgré le fait que sept enfants soient morts dans des conditions horribles. Savez-vous pourquoi ? Parce que soudainement, on pouvait mettre un nom sur ces immigrants, « étrangers », anonymes, habituellement sans visage, quand on parle d’immigration. Tout à coup, en voyant la photo de cette famille heureuse, qui avait survécu à la guerre en Syrie, on pouvait leur donner un visage. Chaque membre de cette famille devenait un être humain à part entière. Et ça force la sympathie (heureusement encore!).
Ebraheim avait été employé comme conducteur de camion, taxi et boulanger à Raqqa, avant de fuir la guerre pour le Liban. Sa femme, sans emploi, n’avait aucune qualification et s’occupait des enfants. Quelle « valeur » ces gens auraient-ils dans le nouveau système de sélection du Québec ? Soyons
francs : aucune. Or, la liberté de déplacement est un droit fondamental de tout être humain. Et le devoir d’accueillir d’autres humains dans le besoin aussi.
Mais admettons que grâce au nouveau système, parmi les 500 000 emplois à pourvoir au Québec, parmi les dizaines de milliers d’offres d’emploi de camionneur, Ebraheim ait été sélectionné. Alors, comme ça, d’un claquement de doigts, il aurait trouvé un emploi ? L’équation est un peu simpliste, quand on connaît les multiples embûches qui se dressent sur le chemin de l’emploi, a fortiori lorsqu’on vient d’une communauté visible ou que l’on porte un nom exotique ou un patronyme qui sonne arabe, africain, asiatique : les tracasseries administratives pour se faire reconnaître les équivalences d’études, les ordres professionnels qui protègent leurs acquis, la francisation carrément impossible pour une majorité d’allophones… Pourtant, les deux tiers des personnes admises au Québec le sont déjà sur la base de leurs qualifications et de leurs compétences professionnelles.
Et de toute façon, pourquoi n’aurait-on pas le droit de recommencer sa vie, reprendre des études, changer de carrière? En tant qu’immigrant moi-même, je renie totalement cette approche utilitariste. Franchement, qui a dit qu’il fallait aimer son prochain ?